La façade vue du boulevard Voltaire
A partir de la seconde moitié du 19ème siècle,un tissu industriel va naître et se développer dans les Faubourgs de Dijon jusqu’à l’entre-deux-guerres pour ensuite migrer à partir des années 60-70 vers les communes périphériques et les ZAE nouvellement créées : des noms aujourd’hui tombés dans l’oubli (Pétolat pour la mécanique, Pernot pour les biscuits, et surtout Terrot) ont fait la renommée nationale voire internationale de Dijon.
Le bâtiment
Une publicité de 1935 vantait la modernité de l’entreprise au travers d’un édifice de grande qualité aux volumes intérieurs amples et lumineux. En effet, son alternance de grandes baies vitrées en façades procurait à l’époque un certain confort de travail pour les ouvriers en laissant pénétrer la lumière et le soleil.
D’une superficie de 30 000 m2, le bâtiment allie technique et matériaux de construction modernes comme le béton et le fer avec des matériaux plus traditionnels comme la brique : ainsi sa structure est métallique avec un remplissage en hourdis pour les planchers et un habillage de placage en béton pour les façades et de briques émaillées pour les allèges. C’est ce système qui permet la présence des larges baies vitrées, et de dégager de grands espaces pour les ateliers à l’intérieur. Les figures géométriques à angles droit sont omniprésentes que ce soit dans le plan rectangulaire avec le fameux angle brisé (si cher à l’Art Déco) aux croisement des rues, ou encore dans les volumes. Le rythme régulier des travées participe à la puissance et la beauté de l’ouvrage.
Afin que la longue façade de 90 mètres ne soit pas monotone, elle est surmontée au centre d’un fronton rectangulaire couronné par une corniche agrémentée de denticules. Cette corniche repose de chaque côté sur des pilastres dont le décor reprend le langage décoratif Art Déco : les formes géométriques avec des éléments de fruits et de végétation stylisés.
Ce fronton comporte un grand cartouche à la base légèrement courbée en réponse aux arrondis du sommet des baies vitrées du dessous.
Cet adoucissement de la façade est la seule exception à la ligne droite et aux formes géométriques rectilignes, ce qui confère un certain dynamisme pour la hauteur de la partie centrale de cette façade, laquelle devait traduire le dynamisme de Terrot tant dans l’innovation de sa production que dans la commercialisation des produits.
Dans le cartouche de ce fronton, le nom Terrot était inscrit en majuscules bleues.
Les projets immobiliers
Nous nous sommes rendus au service des permis de construire de Dijon Métropole pour consulter les documents se rapportant à l’opération immobilière, comme la loi l’autorise (art L311-9 du Code des relations entre le public et l’administration).
Mais l’accès à ces documents nous ayant été refusé, nous ne pourrons pas évoquer tous les aspects du projet immobilier dans cet article. C’est donc en consultant les sites des promoteurs et en lisant la presse que nous avons étudié l’avenir du site de l’usine Terrot.
Nexity annonce plusieurs programmes de logements répartis sur plusieurs petits bâtiments dont une résidence étudiante. Les logements seraient soit en location, soit accessibles à la propriété.
Dans un article de DijonBeauneMag (1), le Directeur Général de Nexity affirmait : « Il s’agit d’un site très amianté, à tel point qu’une déconstruction s’avérait inéluctable » N’ayant pu avoir accès à l’ensemble du dossier vu le refus de Dijon Métropole, nous ne pouvons confirmer ou infirmer ce point.
Car il est étonnant que jusqu’en 2006, ce site ait accueilli du personnel, et qu’ensuite, jusqu’à sa vente, le site ait servi à l’entraînement du GIGN et des pompiers de Dijon.
Dans la même interview, il est mentionné que Nexity, aurait par grande bonté, décidé de « conserver la devanture Art déco » alors que rien ne l’y obligeait. En effet d’après Nexity, « la façade n est pas classée » et aurait donc pu être détruite.
Considérant que « cette façade est emblématique et constitutive du discours commercial de ses nouveaux responsables », ils ont donc décidé de la conserver et de pratiquer du façadisme, quitte à ce qu’il y ait des surcoûts au programme immobilier.
Le 21 février 2021, un cadre de chez Adim affirmait: «la complexité de ce chantier, c’est de conserver la façade» (2) puis poursuivait comme son collègue de Nexity que ce serait par générosité que les promoteurs auraient sauvé cette façade.
Ce discours et cette posture commerciale ne font pas mention de deux faits importants :
- Si la façade, tout comme le bâtiment n’est en effet pas classé (ce qui est regrettable, voire même incompréhensible vu l’intérêt historique et architectural du lieu) ; il est répertorié dans la base Mérimée. A la lecture de la fiche, le bâtiment a fait l’objet d’une étude par le Service inventaire et patrimoine du Conseil Régional de Bourgogne, et d’un pré inventaire (2010) (3).
- Depuis une délibération du conseil municipal de Dijon du 28 novembre 2019, des AVAP (Aires de Valorisation de l’Architecture et du Patrimoine) ont été créées. Sur les documents officiels, l’usine Terrot boulevard Voltaire dans sa globalité est référencée comme «Bâtiment caractéristique» en «S2 AVAP». Cette référence implique que «la conservation devra être prioritairement recherchée» c’est à dire que si il est possible de conserver le bâtiment, il est préférable de ne pas le détruire. Toujours à l’examen des documents et du plan AVAP, l’emplacement de l’usine Terrot est marqué d’un trait rouge le long du boulevard Voltaire et de la rue Colomban. Au regard de la légende du plan, ce trait rouge signifie que le mur est remarquable.
Ainsi, le règlement de l’AVAP concernant les immeubles ou détails remarquables énonce que « toute démolition, enlèvement ou altération d’immeuble (ou parties d’immeuble) sont interdits… » (règlement AVAP Secteur S2 paragraphe II 4 B qui renvoie à l’art 1-4 b1 du Secteur S1).
Suite à la délibération du conseil Municipal votée et validée le 28 novembre 2019 (conformément au projet de règlement AVAP réalisé fin 2018) Nexity et Adim avaient l’obligation de conserver la façade, et ce n’est apparemment pas par grandeur d’âme que ces promoteurs auraient consenti au « sauvetage de cette façade ».
Une opération de désamiantage coûteuse permettant la conservation de l’ensemble du bâtiment était peut être envisageable au risque de réduire considérablement les marges et la rentabilité du projet.
Cette obligation faite à Nexity est antérieure à l’arrêté du permis délivré le 22 janvier 2020 par Mr Pribetich l’adjoint délégué à l’urbanisme. Nous avons eu accès avec difficulté à ce document administratif pourtant public.
Le projet d’Adim comprend :
- un établissement pour personnes âgées (EHPAD) d’une capacité de 165 places.
- une résidence Jeunes actifs pour personnes âgées et des espaces communs dédiés à la vie collective.
- un ensemble de logements adaptés seniors valides.
- un restaurants et des commerces.
- de l’immobilier d’entreprise.
Le programme est complété par un niveau de parking en sous-sol commun aux trois bâtiments.
Adim et Nexity auraient sollicité un cabinet d’architecture réputé dans la réhabilitation de bâtiments industriels, l’agence d’urbanisme et d’architecture Reichen et Robert & associés, à l’origine de réhabilitations réussies :
- La Halle aux grains (Blois)
- La Halle de la Villette (Paris) en 1985 puis en 2007
- la Halle Tony Garnier (Lyon) en 1987
Toutefois, pour l’usine Terrot, il ne s’agit pas de réhabilitation mais d’une vaste opération immobilière, comme annoncé dans diverses presses locales, régionales ou nationales, et dont seule la façade serait préservée (1 et 4).
Si cette agence avait été sollicitée pour une véritable réhabilitation en conservant l’ensemble du bâtiment (40 000 m2) et les espaces intérieurs, un grand musée d’Art Moderne aurait pu se substituer au Consortium, rue de Longvic, de taille beaucoup plus modeste (6 000 m2).
Dans un cadre plus adapté, la capacité d’exposition des collections du Consortium et du FRAC en aurait été accrue.
Situé entre le centre ville et les facs ; l’accès en aurait été facilité par la desserte des grands boulevards et la proximité de la rocade.
Ce nouvel équipement culturel aurait pu contribuer à la renommée de Dijon, à son développement touristique et économique, en créant de la richesse non délocalisable.
La durée moyenne de séjour des touristes aurait pu augmenter et franchir le cap symbolique de 2 nuitées. (pour info, la durée de séjour des touristes et visiteurs à Dijon -bien avant la crise sanitaire- n’a jamais dépassé deux nuitées, malgré le dynamisme de son Office de Tourisme).
Les hôteliers, restaurateurs, commerces et autres acteurs économiques directs et indirects auraient évidemment pu tirer un bénéfice de cette réhabilitation de l’usine Terrot en lieu culturel.
Au lieu de cela, une maigre concession des promoteurs a été faite à la culture et à l’histoire du site au travers de l’association Arbracam, qui regroupe des passionnés des motos Terrot, et qui obtiendrait un local aménagé dans une partie du programme.
Cette association possède un patrimoine iconographique et publicitaire dédié à Terrot des plus intéressants qu’elle pourrait exposer totalement ou partiellement. Toutefois, l’obtention de ce local et donc la présence d’ Arbracam serait conditionné à des impératifs financiers, d’où l’appel de l’association à mécénat pour atteindre ce but. Nous ne pouvons que leur souhaiter réussite dans leur projet de salle d’exposition.
Terrot, une histoire dijonnaise
En 1887, Charles Terrot construit un petit atelier de cycle rue André-Colomban. Vers 1910, l’usine Terrot absorbe l’usine de cycle des frères Cottereau installée depuis 1891 dans le quartier des Lentillières sur l’ancien clos Morel. Le 6 juillet 1926, l’usine obtient l’autorisation de construire des ateliers et un magasin sur les terrains qu’elle occupait, le permis de construire est signé par Gustave Revillion, architecte à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). En 1930, avec 100 000 motos produites, Terrot était le 1er constructeur français. Suite au krach de Wall Street en 1929, après les Etats Unis, la crise économique touchera la France et l’Europe dans les années 30, mettant un frein à la belle expansion industrielle et commerciale de l’entreprise Terrot. Ce qui n’empêchera pas Terrot de connaître quelque moment de gloire avec notamment la victoire aux 24 heures du Bol d’Or en 1934. La réputation de l’usine dijonnaise dépasse les frontières puisque ses produits s’exportent jusqu’au Japon.
Bénéficiant d’une solide réputation, ce n’est pas la seconde guerre mondiale et l’occupation allemande de l’usine qui mettra à terre l’usine, mais la mauvaise gestion des actionnaires. En 1953, Peugeot, son concurrent historique prend 50 % du capital Terrot. La marque perd progressivement de son éclat a tel point qu’en 1959, la production des motos est délocalisée à Saint Etienne
Peugeot, non seulement propriétaire de l’usine mais de la marque Terrot, l’utilisera quelques années avant qu’elle ne disparaisse au début des années 1960. Peugeot utilisera l’usine de Dijon pour sa marque jusque dans les années 1990 pour la vendre ensuite à la société japonaise Koyo Steering en 2000. Une filiale française sera créée et prendra le nom de KSDSE (Koyo Steering Dijon Saint Etienne). Puis la société KSDSE reviendra plus tard au groupe JTEK, qui transférera son activité dans des locaux plus modernes et mieux adaptés à Chevigny Saint Sauveur, dans la banlieue de Dijon. L’usine du boulevard Voltaire sera abandonnée en 2012 jusqu’à ce que des promoteurs immobiliers s’en emparent en 2019 pour densifier et dénaturer le bâtiment en rasant la majeure parie de l’édifice hormis la façade du boulevard Voltaire et du début de la rue Colomban.
- https://www.dijonbeaunemag.fr/terrot-sauve-sa-facade-bourgogne-magazine-en-fait-un-dossier/
- https://www.bienpublic.com/societe/2021/02/11/a-l-interieur-du-chantier-de-demolition-de-l-ancienne-usine-terrot
- https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/IA21001664?mainSearch=%22usine%20terrot%20dijon%22&last_view=%22list%22&idQuery=%22a8a28a-38f8-555-b0a1-bdfa60784bd1%22
- https://www.reichen-robert-et-associes.fr/en/new/114/le-moniteur-n-6130-dijon-le-site-terrot-glisse-de-lindustrie-a-lhabitat